dimanche 19 octobre 2008

Le scrutateur qui trop scrutait

Le 14 octobre dernier, alors que le commun des mortels passait une journée ordinaire, à la différence près qu'il fallait aller voter, moi je croupissais en enfer. Cet enfer a un nom (et un prénom) que je vais taire ici... appelons-le Roger. Roger, donc, 70 ans, est le scrutateur avec qui j'ai passé quatorze heures de ma vie, mardi dernier. L'enfer, vous dis-je.
.
Ça a commencé en grande lors de la réunion de formation: à peine s'étaient-on assis qu'il me reluquait le décolleté à qui mieux mieux. Décolleté qui, dois-je le dire, n’avait rien de vertigineux (idem pour le contenu du dit décolleté, en passant). La réunion durait deux heures : Roger n’a cessé de placoter durant deux heures. A voulu savoir pourquoi j’étais bloquiste (les greffiers étaient référés cette année par le Bloc). M’a trouvée "spéciale" (sic) quand je lui ai expliqué pourquoi je ne voterais jamais pour Harper. A tenté de m’expliquer pourquoi la guerre en Afghanistan était essentielle ("weillons, faut ben qu’ça travaille, les militaires, chose ! Pis fallait ben que quelqu’un arrête Saddam, chose, si on t’écoutait on l’aurait laissé tuer tout le monde ?!?"). Inutile de mentionner qu’il ne m’aura pas fallu grand temps pour comprendre l’ampleur de la catastrophe. Catastrophe qui s’est d’ailleurs précisée quand, excédée, je lui ai suggéré d’écouter le formateur, question de savoir ce qu’il aurait à faire le jour du scrutin : "Ben non, weillons, pas besoin, tu connais ça toé, m’a m’fier su toé, ma belle grand'fille !".
.
Oh boy. Ça promettait. J’ai même songé à me faire changer de pôle pour ne pas travailler avec cet énergumène, mais résolue à faire confiance à la vie, je n’en ai rien fait. Mal m’en pris.
.
Le jour J, ça faisait pas quinze minutes qu’on était assis, qu’il m’avait demandé si j’habitais encore chez mes parents, si j’étais vierge et depuis combien de temps je n’avais pas baisé. Mot pour mot. Imaginez ma bette empreinte de stupeur ? Illico, j’ai regretté de ne pas avoir changé de pôle. Et là, seulement là, je me suis rendue compte que quatorze heures, ça pouvait être long en tabarnak câlibine.
.
En vrac :
~ Chaque fois qu’il voyait entrer une belle fille, il disait : "Oh wow, tchèque la belle petoune, a l’a des grosses boules, j’espère qu’elle s’en vient voter icitte !".
.
~ Quand l’électeur quittait la table, il lui assenait un tonitruant "Joyeux Nowell !" (uh !??!)
.
~ Chaque électeur qui énonçait son nom, Gilles Tremblay, par exemple, Roger lui demandait : "Eille coudon, tu connais-tu ça, toé, Ti-Zoune Tremblay ? Y restait sua rue principale !" À chaque électeur, on voyait Roger computer du hamster pour trouver un nom correspondant, et demander "Eille coudon ?". C-h-a-q-u-e putain d'électeur. Y’en a eu 179 dans notre pôle. 1-7-9.
.
~ Il avait découpé des jokes dans Le Lundi pour me les lire. Trois pages de jokes. Une par une. Qu’il riait tout seul comme un gros colon.
.
~ Il a donné trois bulletins de vote à une seule et même madame. M’en rendant compte, à son retour de l’isoloir, je me lève et je retourne dans l’isoloir avec la dame, lui demandant sans regarder de me donner le bulletin qu’elle a coché. La madame n’entend pas. La madame est sourde. Alors je dis plus fort "Donnez-moi le bulletin que vous avez coché !" La madame est v-r-a-i-m-e-n-t sourde. Je répète, encore plus fort : "DONNEZ-MOI LE BULLETIN QUE VOUS AVEZ COCHÉ !!!" Et là, le silence total se fait dans la salle. Un fucking gros silence gênant, et toutes les têtes se tournent vers moi, interrogatives. J’ai chaud, j’ai vraiment chaud. Il n’est que midi trente.
.
~ Il était d’une telle lenteur à déchirer le coupon du bulletin de vote, que l’électeur qui attendait de récupérer enfin son bulletin pour le crisser dans l’urne au plus sacrant levait les yeux au ciel, et parfois même soufflait du nez. Parce que Roger, ne se contentant pas seulement de prendre tellement son temps, regardait partout ailleurs voir ce qui se passait, au lieu d’être à son affaire et de déchirer le coupon en moins de trois jours.
.
~ Chaque fois qu’une belle fille venait voter, il faisait semblant de retenir son bulletin de vote quand elle voulait s’en emparer. Et quand elle revenait de l’isoloir, il faisait semblant de jeter son bulletin derrière lui. J’avais beau lui répéter qu’il n’avait pas à être aussi familier avec les électeurs, que sa jobbe consistait à leur donner leur bulletin et non pas à jouer avec, il me répondait invariablement : "Ben weillons, y rient, y trouvent ça drôle !". J’ai fini par lui répondre : "Ben oui, qu’est-ce que vous voulez qu’y fassent ? Qu’ils vous traitent de cabochon ? Ben non, y rient ! Vous connaissez pas l’expression qui dit que c’est pas parce qu’on rit que c’est drôle ?"
.
~ À une belle fille, justement, il est allé jusqu'à proposer de "venir voter su les g'noux de mononc" en se tapotant les dits genoux... *air de stupéfaction absolue*
.
~ Tellement pas subtilement, il collait sa chaise sur la mienne sans arrêt. Chaque fois qu’il se levait je tassais sa chaise, et j’ai fini par lui demander de rester de son côté de la table. Il m’a répondu : "Ben weillons, fais pas ta farouche, t’es tellement belle, pis tu sens tellement bon, c’est normal qu’on veuille se coller !". Sainte-Gougoune.
.
~ À un moment, il est entré un électeur noir dans la salle (évidemment, on est à Lévis, là, des Noirs, y’en a pas trois tonnes, hein. Y’en a, mais disons que quand tu en as vu trois dans la même journée, c’est quelque chose comme un record. Bon.). Alors l’électeur noir entre dans la salle, et Roger de s’exclamer : "Crisse, un nègre ! J’espère qu’y vient pas voter icitte, lui !". Calvaire.
.
~ Chaque fois que je sortais un truc de mon sac, un livre, d’la bouffe, du jus, des kleenex, name it, il se penchait vers moi, vraiment penché, et posait mille questions : "Eille c’est quoi c’livre-là, tu lis-tu beaucoup toé ? Eille, c’est quoi c’sandwich-wrap-là ? C’tu toé qui l’a faitte ? Sont meilleurs chez McDo ! On dirait un gros batte, hein ?" *soupir de désespoir*
.
~ En théorie, il n’y a que le scrutateur qui a le droit de procéder au dépouillement du vote et de toucher les bulletins. Dès 18h (le vote se terminait à 21h30), j’ai commencé à angoisser. Je me disais que têteux d’même, on allait y passer la nuit, à ce foutu dépouillement. Je suis allée voir ma superviseure, qui s’était bien rendue compte que j’étais pognée avec un abruti, et faute de pouvoir le destituer parce que personne pour le remplacer, on a obtenu l’autorisation de splitter les rôles pour le dépouillement, me permettant ainsi de le faire. Fiou. Il a quand même trouvé l’tour de mélanger deux-trois bulletins de piles, mais comparé à ce que j’avais précédemment vu, c’était d’la p’tite bière.
.
Travaillez aux élections, qu’y disaient ? Certes. Mais si jamais je retrouve le nom de ce débile profond sur mon assignation, là c’est garanti que je me fais changer de pôle. Voire de ville.